Extrait d'un article de   Benoît MANDELBROT   paru en 1978 dans LA RECHERCHE, article qui a été mon premier contact avec les FRACTALES. 

En le relisant aujourd'hui, je ne peux que me délecter encore du contenu de cette première page. Savourez ces histoires de fées, monstres et sorciers.

 LA RECHERCHE N° 85 JANVIER 1978 

Des monstres de Cantor et Péano à la géométrie des rivières...

Benoît Mandelbrot, spécialiste des figures et des variations très irrégulières, travaille au T.J. Watson Research Center d'IBM (Yorktown Heights, New York), où il est " fellow " et conseiller scientifique du directeur. Il vient de faire paraître Fractals, une nouvelle version anglaise de l'ouvrage Objets fractals.

La chronique des sciences regorge d'histoires de sorciers et de contes de fées. Un sorcier crée un monstre, non par besoin ni par malice, mais simplement pour se prouver, ainsi qu'à ses émules, que la bête n'était point inconcevable. Le monstre lâché, les paysans lui refusent l'entrée de leurs villages, car ses traits les effraient autant qu'ils forcent leur incrédulité. Et puis un jour une fée leur dessille les yeux : le monstre est honnête homme, et tout prêt à les servir. On s'y habitue et l'on finit même par le trouver beau.

Les villages auxquels je pense sont des disciplines scientifiques, et nos sorciers sont bien entendu des mathématiciens. Et il semble féerique et presque miraculeux - cet événement qui ne cesse de se répéter étant chaque fois inattendu - que des mathématiques en apparence parmi les plus contre-intuitives se révèlent si souvent indispensables pour appréhender le réel ambiant. Nos grands sorciers, dont certains voient les monstres qu'ils ont créés se transformer ainsi sous leurs yeux, ne seraient donc que de simples apprentis.

Comme les autres histoires de sorciers et de fées, celles qui adviennent aux sciences en disent sûrement beaucoup sur la nature profonde de la pensée et de la sensibilité humaine. Mais nous n'allons pas nous attarder explicitement à de telles questions générales. Ni non plus à la question de savoir si nos monstres devenus laboureurs sont libres ou esclaves. Mon but dans cet article est simplement de survoler quelques aspects de certaines applications nouvelles, aussi intuitives qu'inattendues, de quelques mathématiques réputées parmi les plus ésotériques qui soient. Cette tâche sera facilitée par l'illustration, car il y a du vrai dans le mot de Paul Langevin : "Le concret, c'est de l'abstrait rendu familier par l'usage."

Le premier monstre est aujourd'hui centenaire.

Il y a tout juste cent ans, le 20 juin 1877, celui qui allait devenir l'un des plus grands faiseurs de monstres de tous les temps, le mathématicien allemand Georg Cantor, envoie une longue lettre à son fidèle confident Richard Dedekind. Il lui avoue ses inquiétudes quant à la signification, voire la validité, du concept de dimension. Il lui semble avoir démontré qu'un carré ne contient pas plus de points que chacun de ses côtés! L'intuition et l'école disent qu'il faut deux nombres pour déterminer la position d'un point dans le carré, mais Cantor démontre qu'un seul nombre suffirait. Et de s'exclamer, en français, dans une lettre écrite quelques mois plus tard : « Je le vois, mais je ne le crois pas. »
Dedekind ne tarde pas à montrer que le concept de dimension survit à cette attaque (nous y reviendrons).

Cependant, dans un article paru en 1890, aussi bref que percutant. Giuseppe Péano livre un nouvel assaut. II décrit une suite de polygones qui paraissent tout à fait innocents, mais se trouvent remplir un carré de façon progressivement plus serrée, de telle sorte que leur limite passe par tout point dudit carré. Un comble ! Que pourrait-on concevoir de plus extravagant, éloigné de l'intuition sensible et dénué d'utilité ?

Eh bien, les courbes approchées de Péano ont, tout d'abord, l'utilité d'être belles (fig. 2). Plus précisément, celles dues aux mathématiciens de 1900 ne l'étaient pas vraiment, mais parmi celles qu'on invente depuis que J.E. Heightway a mis au monde les. courbes qu'il qualifie de " dragons", il y en a qui ne peuvent manquer de plaire à qui les contemple sans s'inquiéter de leur message. Les illustrations de cet article donnent quelques exemptes de ces polygones à très grand nombre de côtés, que nous appellerons téragones. 

Figure 3. 

Courbe de Péano (en noir) remplissant l'intérieur d'une autre courbe, dite "quatuor" (en couleur).
Nous construisons en parallèle deux courbes, à savoir un "contenu" et un "contenant". La construction du "contenu" commence par une sorte de pas de danse zigzagant, un polygone à cinq côtés (A) égaux qui fait de son mieux pour remplir un carré. La deuxième étape consiste à décomposer chacun des pas initiaux en une suite de cinq pas plus petits. Autrement dit, on remplace chaque côté du polygone A par une version du tout réduite dans le rapport  1/-V'5 (dans certains cas, on voit qu'il faut effectuer les pas dans un ordre modifié). On obtient ainsi un polygone à 52 = 25 côtés (B). En continuant de même indéfiniment, on obtient des polygones à nombre de côtés croissant, ou "téragones" (C, D), et on remplit un domaine du plan de façon de plus en plus serrée. A la limite, on a affaire à une courbe de Péano, c'est-à-dire à une courbe qui remplit ce même domaine complètement (E). 

Quant à la frontière du domaine, on volt qu'elle est faite de quatre pièces tracées sur les côtés d'un carré. Première étape de la construction on remplace un côté du carré A par un zigzag de trois pas de danse de longueur 1/V5: en avant, à gauche, à droite (B). Deuxième étape : on procède de la même façon avec chacun des côtés du polygone B, mais on utilise un zigzag fait de pas de longueur (1/V5)2 = 1/5 (C). Et ainsi à l'infini (D, E). On constate que chaque étape allonge le téragone "contenu" dans le rapport fixe 5/V5 et le téragone "contenant" dans le rapport 3/V5. Donc les deux limites sont de longueur infinie. Cependant le "contenant" paraît de façon évidente "moins infini"» que le "contenu", et l'on se devait de dégager une notion mathématique pour quantifier cette idée. C'est la dimension fractale D. 

Dans le cas présent, la courbe de Péano donne D = log 5/log V5 = 2, comme pour le plan tout entier, tandis que pour le quatuor on a D = log 3/log V5 = 1,365213.

NB : V5 désigne racine de 5